Physiologies médicales et philosophiques (Ve s. AEC-Ve s. EC)

Pourquoi étudier la physiologie antique ?

Julien Devinant, post-doctorant, nous présente les physiologies médicales et philosophiques (Ve s. AEC-Ve s. EC)

Dans la longue liste des théories scientifiques obsolètes, les conceptions physiologiques antiques tiennent une place de choix. L’insaisissable bile noire, la fonction refroidissante du cerveau, l’utérus mobile ou encore la vision par extramission ne sont plus guère considérés que comme des curiosités divertissantes où s’amoncellent observations erronées, raisonnements obscurs et phénomènes fantasmés. Quel intérêt peut-on donc trouver aujourd’hui à étudier les théories physiologiques antiques ? D’ordinaire, les enseignements qu’on en tire vis-à-vis de nos propres pratiques du savoir sont essentiellement négatifs. Dans la grande histoire des sciences du vivant, ces théories occupent la place des premiers tâtonnements, et si l’on y repère parfois d’étonnantes intuitions, l’enjeu est souvent plutôt de comprendre ce qui en elles a fait obstacle aux découvertes ultérieures (comme le modèle de l’irrigation pour la circulation sanguine). Mais il faut bien voir ce que ce regard rétrospectif a de réducteur. Car lorsque l’on considère les physiologies antiques dans leur propre déploiement — projet plus ambitieux, qui requiert la collaboration d’historiens, d’anthropologues, de philologues et de philosophes — en restituant autant que possible leur contexte intellectuel et leur cadre discursif, elles permettent de mieux saisir différentes manières non seulement de se représenter le monde, mais de le questionner. Autrement dit, à condition de parvenir à dépasser leur inactualité, elles nous aident à poser le problème général de l’origine des hypothèses scientifiques.

Mais encore faut-il préciser ce que l’on entend par « physiologie », et noter à la fois un décalage par rapport à notre compréhension actuelle du terme et une évolution de la notion durant l’Antiquité (Ve s. AEC–Ve s. EC). La physiologie est aujourd’hui définie comme la théorie de l’activité normale des organismes : elle explique les fonctions du vivant qui procèdent des structures dégagées par l’anatomie. Or le terme de phusiologia ne désigne par d’abord en grec un savoir proprement médical, ni même biologique, mais bien l’enquête sur la nature en général, ses principes constitutifs et les lois selon lesquelles toutes les réalités physiques se meuvent et se transforment — ce que les philosophes ont aussi l’habitude d’appeler « physique » (phusikè). Si l’habitude a finalement été prise de considérer la phusiologia comme une branche à part entière de la médecine, c’est dans le sens où peu à peu s’est imposée l’idée qu’il fallait adosser la pratique médicale à une théorie de la nature. La physiologie dans l’Antiquité n’est donc pas seulement l’affaire des médecins, et lorsque c’est le cas, il s’agit de convoquer des modèles d’explication généraux, qui ne concernent pas le corps humain en particulier, mais l’univers tout entier. Par ailleurs, même à envisager le périmètre plus restreint des recherches antiques sur la cognition, la sensation et le mouvement, la nutrition et la reproduction (soit, ce que nous appelons physiologie), il faut bien voir que les méthodes mises en œuvre divergent. Typiquement, l’observation anatomique n’occupe pas d’emblée une place prépondérante, tandis que l’analogie et la métaphore jouent un véritable rôle argumentatif et non simplement didactique. Ainsi pour bien comprendre les théories physiologiques antiques, et ressaisir dans leur globalité les systèmes interprétatifs dont elles procèdent, leurs raisons et leurs enjeux, c’est l’ensemble du champ des sciences de l’Antiquité qu’il convient de mobiliser.

Prenons l’exemple de la localisation des fonctions psychiques supérieures. Il est d’usage de présenter la description de l’anatomie du système nerveux par Hérophile et Érasistrate à Alexandrie au début du IIIe s. AEC comme un tournant décisif dans une longue querelle entre cardiocentristes et encéphalocentristes sur le siège de l’âme. Pourtant ces découvertes, prolongées et complétées par les expériences de Galien au IIe s. EC, ne marquent pas la défaite du cardiocentrisme. Et l’on s’étonne souvent de constater que Chrysippe au IIIe s. AEC mais encore Alexandre d’Aphrodise, une génération après Galien, ou même Avicenne au XIe s. continuent de placer le centre directeur dans le cœur. Or pour comprendre pourquoi la querelle perdure, il faut se demander d’où vient l’alternative entre encéphalocentrisme et cardiocentrisme et si c’est la bonne ou plutôt la seule manière de décrire le débat. L’opposition entre partisans du cœur et du cerveau apparaît dès au moins le Ve s. dans le traité hippocratique de la Maladie sacrée et elle est structurante dans les doxographies antiques, par exemple chez Cicéron ou Aetius au Ier–IIe s. EC. Mais il n’est pas évident de savoir ce qu’elle recouvre exactement, car la manière dont on cherche à localiser le centre directeur et même le sens que l’on donne à cette notion peuvent varier du tout au tout.

Certaines considérations pratiques liées à la spatialisation des fonctions du vivant, méritent d’abord d’être mises en valeur. Le corps entendu comme ensemble d’organes, reliés par des conduits où circulent des fluides, que l’on peut interrompre, dévier ou dissiper, et qui se corrompent lorsqu’ils s’immobilisent, est une construction mentale, historiquement située et qui repose sur un certain nombre d’arguments tirés de l’expérience, dont il convient de saisir les modalités d’émergence. Ainsi se pose la question des objectifs poursuivis par les dissections, l’examen des embryons ou l’expérimentation sur les animaux, et de leurs conditions concrètes de mise en œuvre, puis celle des circonstances et de l’étendue de la diffusion des observations réalisées. Il convient aussi de relativiser l’importance de l’argument anatomique vis-à-vis du raisonnement analogique. Car les images débordent souvent le rôle d’illustration (comme l’ébullition du sang pour décrire la colère) et guident généralement l’observation — différemment selon qu’on voit l’âme comme une citadelle ou comme une toile d’araignée et que l’on se figure son action comme celle d’un soleil qui rayonne ou d’une source irriguant la terre.

En effet, la question du siège des facultés psychiques ne se laisse pas examiner indépendamment d’un certain nombre d’autres problèmes théoriques. Il faut d’abord bien sûr savoir s’il est possible de se prononcer sur ce qui ne s’offre pas immédiatement à l’expérience, ou déterminer quel type de causalité peut rendre compte des fonctions du vivant. Mais surtout, un accord de surface sur la localisation du centre directeur peut recouvrir des manières variables de concevoir les facultés de l’âme, et donc des paradigmes physiologiques très différents. Ainsi, à supposer qu’il soit justifié de distinguer entre les facultés, il importe de décider à quel point elles sont tributaires les unes des autres, et, si elles forment système, comment elles s’ordonnent. De ce point de vue, le modèle platonicien, qui distingue trois parties et facultés de l’âme, comme trois sources de motivation, diffère nettement de celui d’Aristote, où les facultés sont concaténées dans un seul centre, ou de celui des Stoïciens, qui posent une âme à la fois unique et diffusée en plusieurs parties.

En d’autres termes, le débat antique sur la psychophysiologie des fonctions directrices concerne bien autant l’histoire de la médecine que la philosophie ou l’anthropologie : il ne saurait être réduit à l’histoire de la découverte du système nerveux, et c’est peut-être au contraire en étudiant ce que les théories adverses, balayées par la modernité, nous apprennent des conceptions physiologiques antiques qu’on se donne le mieux les moyens de vraiment comprendre cette dernière.

Le projet de recherches « Physiologies médicales et philosophiques (Ve s. AEC–Ve s. EC) » mené au sein de l’initiative thématique pluridisciplinaire Science de l’Antiquité de l’Alliance Sorbonne Université et associant des membres de l’équipe Médecine et Philosophie de l’UMR 8061 (Centre Léon Robin) et de l’équipe Médecine grecque et littérature technique de l’UMR 8167, (Orient & Méditerranée) se donne ainsi pour objectif d’analyser le champ des théories physiologiques antiques de façon transversale en sorte de faire apparaître à la fois les représentations de la nature dont elles procèdent et les modalités de leur mise en place.