La figure de Scipion l'Africain entre Antiquité et Renaissance

La figure de Scipion l'Africain entre Antiquité et Renaissance

Adrian Faure, doctorant, nous présente son projet de recherche transdisciplinaire entre littérature latine de la Renaissance et histoire de l’art romain

Rome, 8 avril 1341. Le jeune poète Pétrarque est couronné sur le Capitole par le roi de Naples Robert Ier d’Anjou pour son épopée, à peine commencée, l’Affrica qui relate le déroulement de la Deuxième Guerre Punique (218-201 av. J.-C.) jusqu’à l’ultime victoire de son héros romain, Scipion. Comment expliquer que dans l’Italie médiévale du XIVe s., alors que la péninsule italienne était déchirée par les guerres et les rivalités qui opposaient sans cesse  les différentes cités-états entre elles, la résurgence de cette figure antique que l’on avait plus ou moins oubliée au profit de personnages au nom autrement plus évocateur puisqu’il flattait les ambitions politiques et militaires des potentats locaux (César, Auguste ou encore Alexandre) ? Comment comprendre cet engouement qui entoura par la suite la figure de Scipion l’Africain à la fin du XIVe s. et surtout tout le long des XVe et XVIe s. ?

C’est qu’il faut avoir à l’esprit que Pétrarque était réputé à son époque pour être sinon le meilleur poète en langue vulgaire, du moins le meilleur latiniste, et son œuvre latine, qu’elle soit poétique, historique ou encore morale, connut une postérité exceptionnelle. Elle est ainsi déterminante dans le renouvellement de la figure de Scipion l’Africain à la toute fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance. Bien plus que pour ses faits d’armes, Scipion est admiré et chanté non seulement pour l’idéal républicain qu’il incarne, quand, accusé d’aspirer à la royauté honnie à Rome, il préfère s’éclipser et finir ses vieux jours à l’écart des affaires publiques, mais également pour les vertus morales qu’il cultive, à commencer par celle de continence qui connut un succès retentissant en Europe occidentale aux XVIe et XVIIe s. Mais, par tous ces aspects, Scipion est, aux yeux de Pétrarque et de ses successeurs, un modèle que tous les princes d’Italie doivent imiter pour restaurer la grandeur de ce qui fut la Rome antique. Rêve politique donc – une Italie « unifiée » –, mais également rêve pieux – restaurer la cité de Rome dans son siège apostolique – et enfin rêve culturel – voir l’Italie, mère des lettres et des arts, gouvernée par un prince éclairé.

Alors que les lettrés de l’Italie de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance se créent une mythologie idéalisée autour de la figure du sauveur de la République romaine, les artistes, eux, loin de rester insensibles à un tel phénomène, participent activement à sa réélaboration iconographique. Quand les palais des gouverneurs locaux, leurs études (les studioli) ou encore les salles des instances politiques d’une cité et parfois même les édifices religieux, se couvrent de fresques ou de bas-reliefs représentant, en pieds ou dans des médaillons, des personnages issus le plus souvent de l’histoire antique, tous incarnant un idéal bien précis que les dirigeants doivent toujours avoir sous les yeux, ou, littéralement, devant les yeux, comment oublier le général romain vainqueur d’Hannibal ? Dès lors, sa représentation littéraire est intimement liée à sa représentation iconographique, et Pétrarque lui-même avait inauguré ce phénomène en rédigeant un compendium, un résumé d’histoire ancienne présentée sous forme de courtes biographies de grands hommes, qui devait servir de matériau à l’élaboration d’un cycle pictural – aujourd’hui malheureusement perdu – ornant la salle d’un palais seigneurial de Padoue ; et, nous le savons, Scipion l’Africain figurait parmi ces grands hommes. Ce cycle pictural, si nous le regrettons tant, c’est qu’il émanait directement de l’humaniste (et, sans doute aussi en partie, du peintre et du commanditaire) qui a en quelque sorte réintroduit la figure de Scipion au centre des débats littéraires, politiques et philosophiques de la Renaissance. La salle du palais de Padoue constitue également un jalon dans la représentation iconographique de Scipion puisque, à la différence des autres personnages de l’histoire antique dont les bustes romains ou les portraits sur les monnaies ont figé les traits et attributs, le général romain n’a connu aucune représentation figurée dans l’Antiquité. Son iconographie n’existe pas, elle reste à inventer.

Ce travail d’invention iconographique est mené main dans la main par les artistes et les lettrés de la Renaissance dont les œuvres fournissent continuellement le support aux représentations artistiques. Mais quel rôle exactement ont joué ces lettrés ? Quelle part d’inspiration laisser aux artistes qui la puisent aussi bien dans les antiques que l’on commence à redécouvrir que dans les œuvres littéraires de leurs contemporains ? Quel sens prennent également ces représentations selon les contextes, les sources d’inspiration, les lieux pour lesquels elles sont destinées ou encore les préoccupations de leurs commanditaires ? Telles sont, entre autres, les questions auxquelles ce travail de doctorat cherchera à apporter une réponse. Dresser un panorama tant littéraire qu’artistique de la figure de Scipion l’Africain, montrer l’évolution des grands idéaux qu’il incarne dans la littérature et dans les arts, évaluer ce que les Anciens, historiens et artistes, ont pu apporter à sa réélaboration près de quinze siècles plus tard, et apprécier enfin la part éventuelle d’originalité qui revient à tel auteur ou tel artiste, voilà ce que se propose cette étude transdisciplinaire.