Des pérennités lexicales aux pérennités culturelles ? Enquête philologique et historique dans le monde ouest-sémitique antique

Des pérennités lexicales aux pérennités culturelles ? Enquête philologique et historique dans le monde ouest-sémitique antique

Le projet de recherches doctorales de Kilian Moreau concerne l’étude de mots étymologiquement apparentés entre eux dans les langues ouest-sémitiques du Proche-Orient antique entre le début du IIe millénaire et la fin du premier millénaire avant notre ère.

Les langues ouest-sémitiques antiques étaient parlées et écrites dans une vaste aire géographique du Proche-Orient allant de la Syrie du nord au Yémen, et du Levant (Syrie côtière, Liban et Israël actuels) aux frontières de la Mésopotamie (Iraq actuel). Elles constituent un groupe de langues sémitiques variées et généalogiquement apparentées entre elles, dont certaines de leurs descendantes perdurent encore de nos jours, comme l’hébreu, l’araméen et l’arabe.

Dans ce monde proche-oriental antique décloisonné, multilingue et multiculturel, certains mots passent donc facilement d’une langue à l’autre, et perdurent dans le temps et l’espace. Ceux-ci peuvent, dans certains cas, changer légèrement de forme tout en conservant leur sens d’origine. Dans d’autres cas, leur sens se modifie en fonction des cultures dans lesquelles ces mots sont employés. Je m’intéresse donc à ces pérennités lexicales, en me demandant si elles peuvent aller de pair avec des pérennités culturelles, ou au contraire avec des innovations culturelles.

Afin de retracer le parcours de ces mots, je chercherai des mots apparentés entre eux, repérables par leur racine consonantique, dans différents corpus de textes, et étudierai leurs sens et leurs emplois dans ces textes. Ainsi, mon étude ne se basera pas seulement sur la consultation des dictionnaires, mais sur une analyse la plus représentative possible de ces mots dans leur contexte d’origine. J’emploierai alors les techniques de différentes disciplines des sciences humaines que sont la linguistique comparée, l’épigraphie (étude des inscriptions), et l’histoire culturelle.

Les corpus étudiés comporteront différents textes provenant de plusieurs sites archéologiques ou sources littéraires du monde ouest-sémitique antique. J’étudierai des lettres akkadiennes de Mari, cité-État de Syrie du nord prospère au début du XVIIIe siècle avant notre ère, qui contiennent de nombreux mots ouest-sémitiques (qualifiés d’« amorrites » par les chercheurs) non akkadiens. Les textes des cités nord-syriennes d’Alalakh (XVe siècle), d’Emar, et d’Ougarit (XIIIe siècle) seront aussi utilisés. En ce qui concerne le premier millénaire avant notre ère, des inscriptions araméennes, phéniciennes, sudarabiques et nordarabiques anciennes seront également mises à contribution. Enfin, la Bible hébraïque, dans sa version massorétique médiévale, sera étudiée, en particulier le livre d’Ézéchiel, rédigé au VIe siècle avant notre ère et qui recèle un grand nombre de termes rares.

Afin d’illustrer mon projet, je propose de retracer ici le parcours possible d’un mot voyageur au Proche-Orient ancien.    

Le mot ouest-sémitique reconstruit comme *haykallu est attesté dans de nombreuses langues ouest-sémitiques anciennes dès le IIe millénaire avant notre ère : en ougaritique (la langue principale de la cité d’Ougarit) hkl / *hêkallu, au Ier millénaire avant notre ère en araméen hyklʾ / *haykalā, en hébreu biblique hêkhāl, en sabéen (une langue sudarabique ancienne) hyklt / *haykallātu. Il perdure même ensuite au Moyen Âge en araméen syriaque haykəlā, en arabe classique haykal, et en guèze d’Éthiopie haykal. Cependant, ce terme a différents sens selon les langues. S’il est souvent utilisé tardivement dans le sens de « temple » en syriaque et en hébreu, voire d’« autel » en arabe et en guèze, il a d’abord eu le sens « palais » dans les langues ouest-sémitiques plus anciennes que sont l’ougaritique, l’araméen et le sabéen. Il y a donc eu une innovation dans le sens de ce terme, qui va probablement de pair avec l’apparition d’un nouveau phénomène culturel que sont les religions monothéistes (judaïsme, christianisme et islam). L’histoire de ce terme est en fait encore plus ancienne : il a très probablement été emprunté au IIIe millénaire avant notre ère par l’ancêtre des langues ouest-sémitiques à une langue non sémitique de Mésopotamie, le sumérien, très prestigieuse à l’époque, où le terme e-gal désignait une « grande maison ». Les chercheurs ont établi depuis longtemps que la civilisation sumérienne était l’une des premières à avoir construit des palais. Cette pérennité lexicale est donc le témoignage d’une forte pérennité culturelle sur plusieurs millénaires, mais non dépourvue de réinterprétation dans les époques les plus récentes.

En classant les mots pérennes par champs lexicaux ou par thèmes (politique, religion, modes de vie, société, etc.), je serai également en mesure d’établir dans quels domaines ces mots se transmettent le plus, et dans lesquels ils conservent leur sens originel, ou au contraire changent de signification. Cela me permettra de mieux appréhender et caractériser les continuités et les ruptures entre les cultures ouest-sémitiques, à travers l’espace et le temps.