Projet « Bruits de couloir »

Projet « Bruits de couloir »

Mission de terrain à Pompéi du 23 mai au 18 juin 2022.

Depuis le 23 mai, une équipe internationale regroupant six enseignantes-chercheures, enseignants-chercheurs, étudiantes et étudiants de Sorbonne Université (Louis Autin, Eloïse Letellier-Taillefer et Manon Gentilhomme) et de l’Université du Québec à Montréal (Marie-Adeline Le Guennec, Khalil Khoujet El Khil, Éloïse Rousseau) effectue une mission de terrain sur le site antique de Pompéi.

Financé par l’Initiative Sciences de l’Antiquité, ainsi que par Sorbonne-Université, l’Université du Québec à Montréal, le Fonds de Recherche du Québec Société et Culture ainsi que l’École française de Rome, ce projet vise à produire une analyse spatialisée des graffitis du couloir d’accès aux deux théâtres de Pompéi.

La ville de Pompéi, colonie romaine depuis le début du Ier siècle av. J.-C., disposait d’un grand théâtre ainsi que d’un petit théâtre couvert, tous deux desservis par un long couloir de 27 m sur 3 m (VIII, 7, 20). Conçu comme un accès fonctionnel aux deux édifices, ce couloir était aussi sans doute un lieu de sociabilité, comme en témoigne la concentration exceptionnelle de graffitis retrouvés sur ses deux murs. Ceux-ci ont été gravés sur un enduit rouge et jaune bien conservé par le tragique destin de la cité campanienne (photo 1).

Photo 1 : murs nord (à gauche) et sud (à droite) du couloir d’accès aux théâtres de Pompéi

Photo 1 : murs nord (à gauche) et sud (à droite) du couloir d’accès aux théâtres de Pompéi

Ces graffitis ont été pour partie relevés et édités sous l’égide de Karl Zangemeister dans le volume IV du Corpus Inscriptionum Latinarum (éd. 1870) et ont bénéficié d’une mise à jour récente par Heikki Solin, Antonio Varone et Peter Kruschwitz dans le deuxième supplément de ce volume du CIL (2020).

Toutefois, toutes les inscriptions n’ont pas été relevées et certaines, restées inédites, sont encore visibles dans le couloir. Notre première tâche est donc de proposer une documentation exhaustive des textes figurant sur les murs de cet espace. Leur lecture, parfois difficile, est facilitée par l’emploi de lampes en lumière rasante, et pourra encore être améliorée par l’utilisation d’une technique innovante, la RTI (Reflectance Transformation Imaging).

Enchevêtrées avec les graffitis textuels, on trouve de très nombreuses inscriptions figurées, représentant notamment des profils humains, des animaux (chevaux, chiens) et des bateaux (photos 2 et 3) ; appuyé sur l’étude précieuse de Martin Langner sur les graffitis figurés dans l’Antiquité (2001), le relevé peut là encore être complété, et nous nous occupons de le mettre à jour. La collaboration active d’une artiste associée au projet, Javiera Hiault Echeverria, constitue un apport aussi précieux qu’original pour éveiller notre sensibilité aux techniques, aux postures des scripteurs, aux représentations figuratives, etc.

Photo 2 : texte mentionnant un personnage : M(arcus) Aquis Astus, au-dessus d’une représentation de profil d’homme (dans l’enduit jaune, au niveau de l’échelle)

Photo 2 : texte mentionnant un personnage : M(arcus) Aquis Astus, au-dessus d’une représentation de profil d’homme (dans l’enduit jaune, au niveau de l’échelle)

Photo 3 : éclairage en lumière rase d’une série de représentations de bateaux

Photo 3 : éclairage en lumière rase d’une série de représentations de bateaux

Ce travail de documentation, qui permet aussi d’estimer la dégradation que subit ce corpus préservé in situ depuis sa découverte, n’est toutefois que le préalable indispensable au principal objectif scientifique de notre mission , à savoir produire une analyse spatialisée de cet ensemble, considéré comme un tout cohérent et non comme une simple liste de textes et de dessins.

À travers la constitution d’une base de données prenant en compte de manière fine les relations spatiales et contextuelles entre les graffitis au sein du couloir, nous voulons interroger les effets d’écho et de réponse entre les inscriptions : reprise et amendement d’un graffiti antérieur par une nouvelle main, différents textes écrits par les mêmes scripteurs, effets de rivalité, d’émulation, de reprises ou d’analogie entre les images, etc. Un même dessin de labyrinthe, différent dans sa forme de ceux trouvés ailleurs à Pompéi, se trouve par exemple trois fois dans le couloir, deux fois de façon rapprochée sur un côté du mur, et une fois au même endroit sur le mur d’en face.

Une telle approche permettra d’interroger sous un angle nouveau le rôle de cet espace au sein de la colonie pompéienne. En variant les échelles, de la microtopographie à l’étude des rapports socio-politiques et à l’expression de l’opinion à Pompéi, l’étude de ce corpus permet d’interroger des thématiques diverses. Les thèmes multiples abordés par les graffitis, qui reflètent les intérêts divers d’une foule sans doute bigarrée, montrent la connexion de l’espace public du couloir au monde des jeux tout proche, mais permettent aussi d’envisager son utilisation comme un espace de logement temporaire, comme semblent l’indiquer ces tertiani (« soldats de la troisième légion » ?) qui, à deux reprises, affirment avoir « habité » (habitare) dans le couloir. La relation avec le port pourrait expliquer le grand nombre de bateaux figurés dans les dessins, ainsi que la présence, très rare en Occident, d’un ensemble de textes écrits en safaïtique, écriture notant une ancienne langue sémitique parlée dans la péninsule arabique et en Syrie.

À moins que, comme cela a été récemment proposé, cette écriture lointaine soit celle des soldats de la troisième légion (les tertiani, donc), amenés d’Orient par Vespasien en 69 pour conquérir le pouvoir laissé vacant par la mort de Néron ? Ce corpus exceptionnel réserve encore bien des mystères que nous nous efforçons de percer (photo 4).

Photo 4 : vue du couloir avec l’équipe au travail

Photo 4 : vue du couloir avec l’équipe au travail