Clémence Ramnoux

Clémence Ramnoux : la pensée archaïque à la croisée des sciences de l’Antiquité et des sciences humaines

Projet porté par Rossella Saetta Cottone (CNRS, Centre Léon Robin) en collaboration avec Luan Reboredo, en contrat postdoctoral ISAntiq.

Préambule

L’occasion de ce projet de recherche a été offerte par la réédition des Œuvres de Clémence Ramnoux (Les Belles Lettres, 2020), qui a été suivie, en avril 2021, par la découverte de ses archives chez sa famille. Ces archives seront bientôt acquises par la bibliothèque de l’ENS de Paris et pourrons fournir matière à la recherche sur son travail.

Un parcours entre les disciplines

Première femme à avoir été admise à l’ENS de la rue d’Ulm (1927) puis à l’Institut for Advanced Study de l’Université de Princeton (1955-56), Clémence Ramnoux (CR) a contribué de façon significative au renouvellement des études sur la pensée archaïque en France, à une époque où ce domaine de recherche était fortement limité par la perspective historique qui réduisait les premiers penseurs à une entrée dans la matière des grands textes de la philosophie. En faisant sienne la leçon de Harold Cherniss, elle soumit les sources doxographiques des présocratiques à une lecture critique, afin de mettre au jour les raisons sous-jacentes de la transmission, tout en répondant à une interrogation originale. Il s’agissait d’analyser les relations de la philosophie naissante avec la pensée théogonique et cosmologique. En effet, l’œuvre entière de cette penseuse remarquable a été consacrée à une question majeure de la philosophie ancienne et de la philosophie tout court, celle du passage du mythos au logos, question toujours cruciale et toujours ouverte qui mène aux racines de la pensée rationnelle, à ses conditions de possibilité, à ses relations complexes avec la pensée religieuse et traditionnelle. À ce titre, le nom de CR doit être associé à ceux de Jean-Pierre Vernant et de Pierre-Maxime Schuhl, qui dans le même tournant développaient et approfondissaient selon des approches différentes le débat ouvert en Angleterre par les travaux de F. M. Cornford, notamment par son ouvrage From Religon to Philosophy (Cambridge 1913).

Élève de Georges Dumézil, puis de Léon Robin qui dirigea sa thèse, proche de Jean Wahl et de Gaston Bachelard ainsi que de remarquables hellénistes comme André-Jean Festugière, CR put développer une méthode de recherche adaptée à un objet aussi complexe, en alliant l’histoire des religions, la philosophie et la philologie. Par ailleurs, sa réélaboration de la méthode de travail de Dumézil, qu’elle sut appliquer à l’étude exclusive du domaine grec, fut déterminée par son intérêt prononcé pour la psychanalyse, notamment pour l’anthropologie religieuse élaborée par Freud à partir de Totem et Tabou jusqu’à L’Homme Moïse.

L’une des thèses principales de CR est que la mythologie est le cadre qui a permis l’apparition et le développement de la philosophie. L’originalité de sa position, ce qui la distingue des autres recherches dans le même domaine, c’est qu’elle fonde sa démonstration sur l’étude sémantique des textes. Comme elle a pu le montrer, certaines structures fondamentales de la pensée chez Héraclite, Parménide et Empédocle, notamment les couples des contraires, dérivent à travers une série de changements sémantiques identifiables des couples antithétiques de Puissances qui structurent les théogonies et les cosmogonies archaïques.

Et encore, par ses études comparées sur les anciennes cosmogonies, qui portent sur un vaste corpus de témoignages, depuis les plus archaïques (Hésiode) jusqu’aux plus tardifs (les néoplatoniciens), CR a relancé en France l’intérêt pour les cosmogonies orphiques, remises au goût du jour par les découvertes papyrologiques les plus récentes. 

Ramnoux et l’Histoire intellectuelle

À cela il faut ajouter une donnée importante, que ses archives viennent confirmer : l’intérêt de sa biographie pour la reconstruction de l’histoire intellectuelle française. Dans ce cadre, trois « foyers » sont à privilégier : 1) son enseignement à Alger, pendant la guerre qui mena à l’indépendance de ce pays, et son amitié avec le jeune Pierre Bourdieu, qui se trouvait à Alger à la même époque pour y mener sa thèse ; 2) sa permanence à l’Institut for Advanced Studies de Princeton et son amitié avec Harold Cherniss ; 3) le retour à Paris et la création du Département de philosophie de l’Université de Nanterre, en collaboration avec Paul Ricœur et Jean-François Lyotard.

Objectifs

Le projet mené dans le cadre d’ISAntiq se propose deux objectifs :

  • contribuer à la connaissance et à la réflexion sur l’œuvre et sur la biographie intellectuelle de CR, à travers la mise en place d’un séminaire interdisciplinaire mensuel animé par des chercheurs en philosophie et littérature antiques, en histoire des religions, en sociologie, en littératures comparées (année 2023) ;
  • mener une recherche documentaire dans ses archives ainsi que dans les archives des philosophes et des hellénistes avec lesquels elle fut en dialogue au cours de son existence, afin d’approfondir notre connaissance sur son histoire et sur sa place dans l’histoire intellectuelle française.

Quelques références bibliographiques

  • Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots (Paris, Les Belles Lettres, 1959 ; 2e édition améliorée 1968) ;
  • La Nuit et les enfants de la Nuit dans la tradition grecque (Paris, Flammarion, 1959 ; 2e édition 1986) ;
  • Mythologie ou la Famille olympienne (Paris, A. Colin, 1962) ;
  • Études présocratiques (Paris, Klincksieck, 1970) ;
  • Parménide et ses successeurs immédiats (Paris, Éditions du Rocher, 1979) ;
  • Études présocratiques II (Paris, Klincksieck, 1983) ;
  • Œuvres, 2 tomes, édition revue par Alexandre Marcinkowski, présentation de Rossella Saetta Cottone (Paris, Les Belles Lettres, 2020).